Les fils

 

     Quand ‘Tit Jean est revenu d’Espagne en 66

     à Noël et n’a pas été tué au Viêt-nam,

     papa a préparé un jambalaya et des fèves rouges

     et a invité toute la ville à célébrer.

 

     Pendant que le band jouait “Blueberry Hill”

     et l’odeur de la bière Dixie et le gui

     remplissaient l’air, ‘tit Jean m’a pris la taille

     pour danser, m’a dit combien j’étais jolie et intelligente.

     J’ai bu ses mots, comme tous les autres, je voulais

     savoir tout sur l’Espagne, les courses de taureaux

     et les jambes longues sous les jupons flamencos.

 

     Dehors, les pétards jetaient des étincelles

     s’élançaient dans l’air, les feux d’artifices explosaient,

     les chars, par-choc contre par-choc, klaxonnaient,

     la levée illuminée par des feux de joies énormes,

     l’un après l’autre, jusqu’à la Nouvelle-Orléans.

 

     Après la messe de minuit, mama

     remplissait nos bols de gombo à l’andouille.

     ’tit jean revenait à la maison

     par un chemin de campagne.

     Son ami d’école filait à toute allure, soûl,

     dans l’autre sens; il n’a pas vu ‘Tit Jean.

     Le grand shérif a annoncé la triste nouvelle.

     Personne n’avait plus envie de gombo chaud,

     ni de riz, ni de patates douces, ni de pralines.

 

     Le jour après Noël, les amis sont venus.

     Nous avons bu du café noir et avons veillé

     le corps de ‘Tit Jean toute la nuit.

     Ernie Boy- qui apprenait à jouer à la pelote

     avec ‘Tit Jean - a pleuré, a vomi, et s’est endormi

     parmi les autres petits au pied du cercueil.

     Ma soeur, Shirley, et moi nous sommes mises à genoux

     à côté de ‘Tit Jean, et nous avons prié et chuchoté

     au sujet de l’odeur de la mort et nous nous sommes

     demandées si tout le monde la sentait, mais n’osait pas le dire.

 

     Le lendemain, les porteurs ont glissé

     le cercueil dans la tombe, comme

     on glisse une casserole de pain au four.

     La pluie était froide et noyait

     les rubans écarlates sur les grandes

     couronnes de roses attachées au mur.

 

     Ce printemps-là, mama s’est adonnée à

     la tristesse de la même ardeur qu’elle faisait

     le chemin de la croix pendant le carême.

     Elle a commencé à lire des livres

     au sujet de la mort et de la souffrance,

     à porter le noir, et elle a mis le chagrin

     dans le boghei de bébé de son fils, a resserré

     sa couverture piquée à son cou et a poussé

     le boghei hors de la chambre, à travers la cuisine,

     et la cour de derrière, passant par les clos

     de canne à sucre. à travers les savannes, jusqu’aux

     eaux de la ciprière au milieu des lis orange.

 

     Puis, elle a arraché le boghei à la ciprière, l’a poussé vers

     la maison, dans l’allée, dans la ruelle de la Grande Pointe,

     le long du chemin du Fleuve, jusqu’à l’église de St-Joseph.

     Elle a poussé un soupir déchirant, la sueur perlant

     sur son front ridé. Elle a monté les marches de l’église,

     traînant le boghei derrière elle, est entrée par le portail

     de chêne, s’est dirigée tout droit, s’est dressée

     devant l’autel, sans s’agenouiller, a regardé Dieu

     dans les yeux et Lui a crié”maudit fils de putain !”

 

     Les croyants se sont tus, elle s’est retournée

     et a agité les bras terriblement,

     ”Au diable avec tous de vous autres!”

     Elle est descendue de l’autel,

     frappant le boghei contre les bancs.

     Elle s’est arrêtée devant La Pietà,

     qui tenait la dépoulle du Christ

     dans ses bras; dans sa main suppliante,

     un chapelet de cristal brisait

     les rayons de lumière de la rosace.

 

     ”Toi, toi...” sa voix s’est cassée.

     Elle s’est jetée au cou de la vierge,

     a pleuré à gros sanglots, s’est écroulée,

     comme si elle avait été touchée par une balle.

     Papa s’est rué vers elle, l’a prise dans ses bras.

     “C’est pas grave, mama. Viens, mama,

     allons rentrer à la maison.”

 

     Dix ans plus tard, les tumeurs du cancer

     ont couvert le corps d’Ernie Boy, et

     mama s’est agitée de nouveau.

     La mine effarée, elle a fouillé dans

     les armoires, les hangars, et à travers les clos.

     ”Qu’est-ce que tu cherches ? “ papa a demandé.

     ”Le maudit boghei de bébé!” elle a répondu.

 

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Extrait de “La grande Pointe”  ( Ed.Cross-Cultural Communications,New York 1995)

 

 

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Ce poème est mis sur Internet avec l’aimable autorisation de Beverly Matherne.

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