18, rue Mozart

 

     Je suis assise square Spielplatz

     à l’angle de la rue Mozart

     me demandant

     où le crime finit

     et où il commence;

     pendant que les enfants font des trous dans le bac à sable

     et que le petit garçon de six mois

     que je surveille, verse du sable

     sur mes genoux.

     Je ne peux m’imaginer

     comment il est possible

     qu’ici le crime commence.

    

     Et pourtant,

     il y a des maisons à Brême

     que je ne peux considérer que maléfiques.

    

     Et il y a ce rêve

     qui ne me quitte pas-

     Commençant gentiment une nuit

     alors que je descendais l’escalier

     à l’extérieur de la maison,

     la main sur la barrière mouillée par la pluie-

     c’est alors que je les vois:

     Une foule internationale

     tous habillés d’exquise façon en blanc et noir

     de longs manteaux flottants noirs,

     un éblouissement de cols blancs en lin

     Leur présence rend le matin glacial

     plus chaud, leurs vêtements

     diffusent dans l’air

     une odeur de café frais et de chocolat.

     Ils marchent lentement , comme des touristes

     qui ont beaucoup de temps,

     Ils remontent la rue adjacente

     en direction de la rue Mozart, dans ma direction

     tandis que je me tiens près du portail.

     Aucun mot n’est prononcé

     mais ils me saluent tous et montrent

     du doigt le numéro 18 de la maison.

     Ils me saluent, les yeux

     pleins de questions, il y a quelque chose

     qu’ils veulent me demander, mais je ne peux pas deviner

     ce que c’est. Aucun mot n’est prononcé

     mais ils me fixent droit dans les yeux,

     séparément

     chacun avec ses propres questions,

     chacun avec ses propres questions.

 

     Je me souviens de tous leurs yeux, tous sombres,

     sombres, mais chacun d’un sombre différent,

     un champ de fleurs foncées

     et des troncs d’arbre entiérement couverts

     de centaines de papillons sombres...

     C’est alors, que j’essaie d’abord,

     de parler, de bouger,

     de dire enfin “ bonjour”

     Mais, je ne peux pas.

    

     Je continue à fixer leurs yeux calmes

     clairs et reposés

     comme si tous avaient passé une bonne nuit.

     Et je pense combien il est étrange

     debout ,près du portail, en les fixant,

     qu’ils semblent me connaître

     combien c’est étrange

     qu’ils ne parlent pas

     et pourquoi montrent-ils du doigt cette maison ?

    

     18, rue Mozart. Est-ce important?

     Est-ce que là où nous vivons, c’est important

     ce qui s’est passé auparavant ?

     Me demandé-je

     pendant que les enfants font des trous dans le bac à sable

     et que je surveille le garçon de six mois

     qui verse du sable

     sur mes genoux.

    

     C’est une chose de savoir

     ce qui s’est passé auparavant

     et une toute autre de lire une liste

     de noms, de rues, de maisons...

     C’est une chose de savoir

     ce qui s’est passé auparavant

     et une toute autre de vivre ici aujourd’hui

     et de trouver qui précisément a vécu ici

     en 1937,1938...De parcourir

     le “Bremer Adreßbuch” original, intégral avec les annonces,

     et puis comparer avec les statistiques de 1983.

     Qui fut arrêté, fusillé.

     Qui fut envoyé à Minsk, qui s’échappa..

 

     Par exemple, la famille Ries,

     qui habitait au 25 de la rue Mozart,

     Albert, Emma et leurs deux enfants,

     Günther et Cäcilie, partit pour les Etats Unis

     le 13 décembre 1938.

     Leur maison n’existe plus.

 

     Mais le numéro 18 demeure un mystère.

     Theodor Gruja,tailleur pour dames,

     vivait ici,sa boutique en haut.

     Il y a cinq autres locataires

     dans cette maison,listés en 1937.

     La maison de 1854, où

     je me sens si libre, avec ses plafonds de quatre mètres de haut,

     ses hautes fenêtres partout laissant entrer la lumière.

     L’endroit parfait pour un tailleur

     dis-je à la propriétaire alors que nous étions assises sur le balcon

     essayant de deviner ce qui était arrivé à Theodor Gruja.

     En prenant du café et des gâteaux secs, elle me parle

     Des milliers d’aiguilles

     qu’elle a trouvées partout sur les planchers,

     des épingles et des aiguilles;

     de sa femme juive

     envoyée au loin en Amérique. Des milliers d’aiguilles

     répète-t-elle, et des épingles piquées dans les murs.

     C’était en 1975, dit-elle, quand elle a acheté

     et restauré la maison, la sauvant de la démolition.

     Des milliers d’aiguilles, et pas de toilettes, dit-elle,

     montrant du doigt l’endroit dans le jardin

     où s’étaient trouvées les toilettes extérieures.

 

     Pourquoi, tant d’épingles piquées

     dans les murs ?

     Je vois des rivières d’aiguilles coulant

     en chemins argentés d’une pièce à l’autre-

     Qui jeta tout

     sur le sol? Qui prit les machines à coudre ?

     Qui prit les vêtements ? Je vois des rivières

     pleines d’aiguilles, torrents humides frémissants,

     et dans le miroitement de la lumière du soleil,

     ce pourraient être de jeunes saumons éclos

     que je regarde du haut d’une falaise,

     des éperlans, cinglant traces argentées.

 

     Nous sommes en avril maintenant

     et l’énorme châtaignier aux branches retombantes

     a des petites feuilles,

     petites comme les mains d’un bébé de six mois.

     Nous parlons de la femme juive du tailleur,

     et je regarde l’arbre,

     les jambes serrées d’angoisse,

     sachant ce qui s’était joué ici toutes ces années avant-

     comme si je pouvais l’en blâmer

     ou lui poser des questions...

     Maintenant, les jours rallongent:

     avril, mai, juin, les feuilles du châtaignier s’élargissent,

     et nos pièces sont baignées de tant de lumière,

     que je ne peux m’arrêter de penser,

     à Theodor Gruja, tailleur pour dames,

     et à sa femme.

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Poème en anglais traduit en français /Titre original Mozartstraße 18

Extrait de “Nothing is Black, Really Nothing”  (Wehrhahn Verlag, Hannover, 1998 )

 

 

Poème de Sujata Bhatt traduit en français par Christel J. Stefariel

Ses autres poèmes mis en ligne sur ce site

AVERTISSEMENT :

Ce poème est mis sur Internet avec l’aimable autorisation de Sujata Bhatt.

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